l'encrier de rosemarie

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Daniela - Sandrine Maes Bourban

Au cours de ces derniers mois, j’ai fait la connaissance de Daniela. Son histoire est celle de mille jeunes filles de par le monde, cependant Daniela est entrée dans ma vie.

Daniela est arrivée dans l’école pour enfants en situation de handicap où je travaille par le biais de la Protection de l’Enfance d’Arani, une province située à quelques kilomètres de Punata, dans la campagne bolivienne.

Daniela est une jeune fille de 15 ans, et dans ses bras, elle porte un bébé, une petite fille qu’on devine à peine sous ses couvertures et son tissu traditionnel bariolé.

Daniela souffre d’un léger retard mental. Elle ne va pas à l’école, ne sait pas lire ni écrire. Elle connaît à peine son nom. Elle a été abusée par un homme qu’elle connaît, mais ne veut pas révéler son identité. Suite à ce viol, elle est tombée enceinte. Elle ne connaît pas ses parents, mais vit avec son grand-père qui la bat régulièrement et qui n’a plus voulu la garder chez lui le jour où il s’est rendu compte de sa grossesse.

Daniela s’est retrouvée seule, mineure, sans travail et enceinte. Elle est allée vivre dans une maison abandonnée près de la rivière. Quelques murs, pas de toit. Elle a accouché seule durant la fête de Carnaval.

Moi qui suis maman depuis quelques mois, je ne peux empêcher mon cœur d’être chamboulé. Je l’imagine, seule face à l’inconnu, bravant la tempête d’émotions et de sensations que représente un accouchement, avec en fond sonore au loin, les musiques, les chants de Carnaval. Ce monde qui continue de tourner, alors que pour une jeune fille qui donne la vie, tout doit vouloir s’arrêter.

Lorsque la protection de l’enfance a eu connaissance de son cas, ils l’ont conduite à l’hôpital où elle a refusé de se laisser examiner. Ici les gens n’ont pas confiance en la médecine, mais les docteurs ont pu s’assurer que le bébé allait bien.

Daniela est arrivée à la porte de mon bureau un matin. Elle ne parle pas beaucoup espagnol, mais de toute façon, elle n’aime pas beaucoup parler. Je lui parle, elle penche la tête en m’écoutant, le visage vide. Soudain, elle rit. Elle a vu mon fils qui joue sous la table.

Une fois de plus, mon cœur se serre quand je la vois sourire et parler à mon fils, tout en ignorant la petite fille qu’elle tient dans ses bras, comme un fardeau. Mais les gens du village lui ont dit. Elle est responsable d’avoir eu un bébé et coupable qu’elle soit née fille.

Le bébé n’ayant pas de prénom, elle me demande de le choisir, elle s’appellera Lucia.

Daniela me regarde, elle n’attend rien, ne me demande rien.

Avec l’infirmière du centre, nous lui enseignons les soins à apporter à sa fille, comment lui donner le sein, comment la baigner, la changer.

Ensuite, elle laisse son bébé et rejoint le cours des plus grands où elle apprend à s’occuper d’un jardin, à faire la cuisine.

Puis nous rencontrons quelques difficultés car Daniela ne peut pas rester dans sa maison abandonnée avec son bébé, surtout que les nuits commencent à être froides. La protection de l’enfance la place chez une femme d’Arani qui la loge en échange d’un coup de main dans leur maison. Mais après quelques semaines, la famille part à Santa Cruz et Daniela se retrouve à la rue.

Entre-temps, la directrice du centre décide que nous ne pouvons continuer avec Daniela car elle ne correspond pas aux critères du centre. Les motifs ne seront jamais éclaircis, mais le fait est là, elle et son bébé doivent s’en aller.

Je me sens frustrée et me bats pour sa cause. On ne peut pas la laisser seule. Les sœurs refusent de l’accueillir dans leur immense maison, personne ne veut se responsabiliser. Je décide donc de me mobiliser pour elle et prends contact avec une association qui s’occupe de mères adolescentes. Leur psychologue vient faire une évaluation et décide de placer le bébé dans une famille d’accueil, le temps de voir si Daniela peut réellement s’en occuper et trouver un lieu de vie.

Durant des semaines, je n’ai plus de nouvelles. Puis j’apprends qu’elle vit chez une autre femme d’Arani, on lui a rendu le bébé. Quelques semaines plus tard, la protection de l’enfance m’appelle en urgence pour me dire que Daniela est au poste de police et le bébé placé dans une autre famille. Elle aurait vraisemblablement volé 3'000 bolivianos à cette femme.

Une histoire sordide de plus, un coup du sort à encaisser pour cette jeune fille. La femme a clairement inventé cette histoire pour se débarrasser de Daniela et se faire de l’argent au passage.

J’en profite pour faire part à la protection de l’enfance que nous avons progressé avec Daniela et que son violeur est un professeur chez qui elle travaillait l’été passé. Il me répond que, vu que c’est un homme d’influence, il ne peut porter plainte sans preuve…

Je cours alors tous les foyers et institutions de la ville de Cochabamba pour trouver une alternative pour Daniela, mais je termine ma journée sur les rotules et sans alternative :

« ah mais elle est trop jeune, ici on accueille à partir de 18 ans »

« ouh, elle est trop âgée, ici c’est jusqu’à 12 ans… »

« avec un bébé ? on peut pas prendre en charge… »

« un retard mental ? ah non on peut rien faire… »

Au bout du compte, cette jeune fille et son bébé n’ont pas leur place. Tout le monde fuit ses responsabilités et se renvoie la balle.

Un jour en sortant du boulot, je la vois au bout de la rue. Elle me confie qu’elle est venue me voir et qu’elle aimerait vivre avec moi. Je sais bien au fond de moi que ce n’est pas la solution idéale, mais personne ne se bat pour elle, je lui réponds donc que notre porte est ouverte. Malheureusement, elle n’a plus donné signe de vie et ça fait à présent trois mois que je ne l’ai plus vue.

Cette histoire m’a beaucoup remuée car bien que ce ne soit de loin pas la seule mère adolescente violée et livrée à elle-même, elle est venue jusqu’à moi et j’ai pu prendre pleinement conscience de l’ampleur du manque d’organisation et de possibilités pour ce genre de cas. Daniela et Lucia se retrouvent livrées à elles-mêmes, ballotées par le destin. Ça me désespère…

Sandrine Maes Bourban

Le 2012-06-04



06/10/2015
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