l'encrier de rosemarie

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Post d’un retour au pays natal - Mateo (Mathieu) Glayre

[Contexte: Mathieu, Susan et leurs trois enfants viennent de passer quelques années comme coopérants en Bolivie avec l'association E-CHANGER]

 

Nous arrivons à la gare. Depuis trois jours, il fait un froid mordant. Les deux jours précédents, il a neigé, et une couche de quelque cinq centimètres couvre encore le sol en dehors des centres-villes, où seuls quelques petits tas gris sale rappellent ce qui fut un beau manteau blanc. Il n’y a que peu de vent, mais il suffit à nous faire trembler encore plus. Notre train, ô surprise, a quatre minutes de retard. Pas trois, ni cinq, quatre. Et le froid, c’est dans sa nature, continue à nous mordre les joues.

 

Hier soir, c’était en attendant le petit train que nous avons eu froid quelques minutes. Il y avait une petite salle d’attente, tristounette mais que j’espérais chauffée. Je tire sur la poignée, mais la porte résiste. Mon œil accroche le petit panneau « geschlossen wegen Vandalismus ». Cons de jeunes ! « En fait, je crois que je l’ai toujours connue fermée, cette salle d’attente » me dit-elle.

 

Et le froid continue à nous mordiller les joues. On cherche des yeux un endroit où nous réfugier. RAIL CITY… Une gare, cet endroit magique où l’on se quitte, se sépare et se retrouve, où l’on commence un voyage, où, même si l’on ne va pas très loin, les panneaux de destination font rêver : Venise, Prague, Paris, Milan, Munich… Maintenant, nos gares évoquent surtout des centres commerciaux. Sont des centres commerciaux, dans lesquels on vend de tout. Et le seul espace que l’on chauffe, le seul espace où l’on invite les gens à se tenir, c’est la galerie marchande: soupe musicale, néon, odeur artificielle, couleurs fortes, consommation. 

 

En Suisse, en hiver, il fait froid. Mais les basses températures de l’air ne sont rien. En fait, je les aime. L’air hivernal est beau ; froid certes, sec, piquant, mordant, mais vivant, vrai. Quelques jours après notre retour, nous sommes partis pour une promenade à vélo. Les deux petits dans une carriole accrochée derrière mon vélo, chaudement emmitouflés dans plusieurs couches d’habits. Emmouflés, enbonnetés, avec une couverture par-dessus le tout, les joues rouges, la goutte au nez, heureux. Il fait froid, mais on n’a pas vraiment froid. La campagne vaudoise dans un simple manteau blanc, le ciel bleu léger, le soleil comme une légère caresse, loin les Alpes magnifiques, proche le Jura superbe, les arbres dignement dénudés. De petites routes sans voitures, une plaque de glace, je m’étale de tout mon long. Papa tu t’es fait mal? Non, ce n’est rien, plus de peur que de mal, je n’allais pas vite. On est ensemble, on a le temps, il fait froid, mais on a chaud.

 

On a froid, en Suisse, jusque dans les cœurs. On a peur. Tout de suite, dès l’arrivée à l’aéroport, ces affiches: un méchant de BD, teint basané, cheveux noirs, mégot à la lippe, l’arme à la main - on imagine la chaîne en or qui brille: « pas de monopole d’armes pour les délinquants ». Toujours les moutons noirs… et, semble-t-il, de moins en moins de réactions. A mesure que nous devenons plus riches – de cette richesse insoutenable et insolente qui se nourrit de la misère des autres et dont on n’a même plus conscience – nous avons plus peur, nous sommes plus frileux, nous nous recroquevillons un peu plus sur-nous même.

 

Les moutons noirs : mais c’est nous tous! Tous de noir vêtus, de gris ou de brun. Habits, gens, voitures, maisons, meubles : camaïeux de gris et de noirs, parfois un peu de blancs ; métal, froideur et monotonie. Ces jeunes punks ne semblent pas avoir remarqué que ce n’est plus en s’habillant en noir qu’on effraye le bourgeois. Ces quelques clous en plus, qui les remarque encore ? Mêmes couleurs, mêmes démarches pressées, même envie de consommation.

 

Affiches, vitrines, propagande. Tu es ce que tu consommes. Un mouton qui préfère le trèfle se sent sûrement très différent de ses congénères. Société de provocation, qui nous rend malheureux de ce que nous avons et nous fait croire que nous serons heureux avec ce que nous n’avons pas. 

 

La Suisse est le royaume de l’efficacité, de l’organisation. Où d’autres des détecteurs dans le bitume des carrefours pour optimiser la circulation ? Dans le bus, des écrans annoncent les correspondances avec d’autres lignes dont on pourra bénéficier à tel ou tel arrêt où l’on arrivera dans tant de minutes… Combien coûte un seul de ces écrans ultramodernes? Il y en a au moins deux par bus; combien de bus dans la ville ? Et combien a coûté le système qui calcule et gère le tout? Est-ce une amélioration? Nous voyageons en train en famille, et nous payons autant que si nous voyagions en voiture… On est ultra-efficace, mais n’oublie-t-on pas l’essentiel?

 

Fasciné par ces écrans, je pense à Cheick Kane, profond écrivain sénégalais. De l’Occident son héros dit: « Ils sont tellement fascinés par le rendement de l’outil, qu’ils en ont oublié la grandeur infinie du chantier ». 

 

« Et alors, qu’allez-vous faire maintenant que vous êtes rentrés?» On ne sait pas… pas encore… toujours pas… Continuer à rêver, à faire des choses qui nous plaisent ; rêver et essayer de réaliser certains de ces rêves éveillés qui, confrontés aux réalités, associés aux rêves d’autres personnes qui ont encore l’envie, le courage, la capacité, l’honnêteté, la force, la folie, la faiblesse de rêver, se transformeront en d’autres réalités, vivantes, différentes, riches, difficiles souvent, mais qui nous feront nous sentir vivants, pétillants, malicieux. »

 

« Oui, mais, les assurances, la retraite, les impôts… » Souvent, cela n’est pas dit. Parfois, ça l’est. C’est vrai. Il faut payer ses impôts, ses assurances, construire son deuxième pilier. L’essentiel est ailleurs. Il faut bien vivre. Mais à force de prévoir, de calculer, de s’en tenir à l’important, aux priorités, ne tue-t-on pas quelque chose d’essentiel? Ces espaces, ces interstices d’improvisations, d’intuition, n’est-ce pas là que se cache, que se réfugie la vie ? N’est-ce pas lorsque nous ne sommes pas tout-à-fait raisonnables que nous sommes pleinement nous-mêmes, humains?

Mateo (Mathieu) Glayre

 


Le 2011-12-01



06/10/2015
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