l'encrier de rosemarie

l'encrier de rosemarie

Menu mortel

- José? Elle vient d'arriver.

Sabine s'est coulée près de lui pour lui souffler ces mots avant de prendre une corbeille de pain sur le plan de travail et de repartir dans la salle.

Il se concentre. Découper les poivrons pour obtenir exactement la forme qui séduira sur les assiettes de hors-d'œuvre, cela ne souffre pas de distraction. Il a toujours su compartimenter ses pensées, ouvrir un tiroir à la fois. Et le tiroir de Fanny est fermé en ce moment. Donc, il cisèle, sculpte, taille la chair jaune aplatie sur la planche en bois.

 

Satisfait du résultat, il pose son couteau et va jeter un œil par le hublot qui donne sur le restaurant. Fanny est bien là. Et pas seule, non. Ils sont installés à la table ronde, entre la cheminée et la baie vitrée qui donne sur le pré du fermier voisin. Fanny lui tourne le dos. La lumière du dehors accroche des reflets sur ses cheveux. Elle porte ce chemisier mauve pâle qui va si bien avec ses yeux. Elle est penchée vers lui, celui qu'il appelle "le bellâtre". Avec férocité et satisfaction, il le passe en revue. Le cheveu qui fuit au sommet d'un crâne même pas symétrique, la paupière qui tombe sur des yeux sans couleur, la bouche pincée qui creuse des rides tout autour des lèvres. Et en plus, il vient d'enfiler d'horribles lunettes à double foyer pour lire le menu! Moment d'hésitation: s'il est si moche, cela veut-il dire que lui, José, l'est encore plus? Sinon, pourquoi Fanny lui aurait-elle préféré ce poseur?

 

- Chef! La table 12 attend la suite!

La voix de Rémy, son maître d'hôtel, le tire de ses réflexions moroses. Il retourne à son piano et se concentre sur un potage à l'ail d'ours qui frémit dans une petite casserole de cuivre. Il met sa fierté à travailler avec des plantes sauvages. Ses trouvailles sont encensées par la critique. Y compris par Fanny qui travaille pour un prestigieux guide gastronomique. C'est d'ailleurs comme ça qu'ils se sont rencontrés. Elle était venue manger un soir, toute seule. Son choix de mets et de vin avait intrigué Rémy qui avait averti José:

- Attention à la table 5: j'ai l'impression que c'est quelqu'un qui s'y connaît. En plus, elle est drôlement belle!

José avait spécialement soigné le menu de la dame. A la fin du repas, il était même venu en personne lui offrir un verre d'Ermitage valaisan, de la cave Bagnoud de Valençon, celui qu'il réservait pour les connaisseurs, les amis.

 

La dame était revenue quelques semaines plus tard, avec un paquet cadeau pour lui: la dernière édition du guide gastronomique qui lui octroyait une étoile de plus. José, déjà ébranlé à la première rencontre, succomba au regard bleu de la belle et la courtisa de charmante manière. Fanny ne demandait pas mieux. Leur jolie histoire vécut tout un été d'Ermitage sur les terrasses, de salades parfumées à l'oseille, de crèmes aux graines de carotte sauvage et de baisers emportés.

 

Un funeste 28 septembre – la date était balisée de rouge dans son agenda – Fanny vint au restaurant accompagnée de "Jean-Pierre, un nouveau collègue de travail". Présenté ainsi, cela lui sembla tout à fait inoffensif et légitime. Mais, très vite, le collègue en question prit toute la place. Fanny n'avait plus de temps pour José. Elle finit par lui signifier son congé de manière abrupte.

- Désolée, José, mais tu vois, notre histoire n'était pas faite pour durer. C'était un moment bien agréable, toi et moi, mais maintenant, c'est fini. Je suis sûre que tu retrouveras très vite quelqu'un. Tu n'as pas eu vraiment le temps de t'attacher à moi, n'est-ce pas?

 

Et voilà! Jolie pirouette. Envolée la dame aux yeux bleus, finie l'histoire qu'il croyait d'amour.

 

José calcule: on est en mars. Six mois qu'elle l'a jeté, lui. Jean-Pierre aurait déjà dû connaître le même sort. Mais à les voir se faire des mines, il a l'air d'assurer. Ils viennent régulièrement manger chez José. Forcément, c'est le meilleur restaurant loin à la ronde. Mais tout de même, Fanny exagère. Se pavaner sous son nez avec son nouvel amant, c'est indécent et cruel. José a décidé d'en finir.

 

Rémy revient en cuisine:

- Deux menus Grand-Duc pour la 3.

La 3, c'est la table ronde. Le "Menu Grand-Duc", c'est le plus cher de la carte. Ils ont aussi commandé deux verres d'Ermitage en guise d'apéritif. Alors, là, Fanny dépasse les bornes. L'Ermitage de la cave Bagnoud, c'est leur vin à eux. Il décide qu'il n'en a plus et fait passer le mot à Rémy qui s'étonne du regard mais ne fait pas de commentaire.

 

C'est mardi soir. Les clients ne sont pas très nombreux. Cela lui laisse du temps pour mettre à exécution le plan mijoté durant de longues nuits d'insomnie. Il tourne une sauce, goûte un riz, décore une assiette de crevettes roses. Il soigne tout spécialement les plats du menu Grand-Duc. Après le sabayon à l'aspérule odorante et la queue de homard grillée, il met la dernière main à l'agneau du Languedoc et sa garniture de légumes braisés.

 

Il lève les yeux. Sabine est devant lui. Il y a de la sollicitude dans son regard. Même si elle le connaît bien, même si elle sait qu'il ne digère pas le départ de Fanny, elle ne peut pas deviner ce qu'il prépare. Il lui dit en lui montrant une coupe de crème brûlée:

- Vous pouvez m'amener du rhum, s'il vous plaît?

Pendant qu'elle s'éloigne, il ouvre un tiroir et saisit une petite boîte de plastique qui contient un morceau de racine brune. A l'aide d'un zesteur, il en râpe quelques miettes qu'il dissimule sous les cèpes de l'une des assiettes d'agneau.

 

Son goût pour les plantes sauvages l'a amené à se documenter sérieusement sur le sujet. Il connaît bien les plantes, celles qui donnent du goût à un mets, celles qui peuvent se manger crues, celles qui sont à éviter parce que toxiques. Il a une certaine fascination pour ces dernières et un intérêt tout particulier pour l'aconit napel. Une belle fleur bleue, assez commune, mortelle de séduction. Il a lu toute la littérature la concernant. Il sait que la racine d'aconit ne pardonne pas l'imprudent.

 

Sabine est revenue. Elle pose la bouteille de rhum et saisit les deux assiettes brûlantes en les tenant avec une serviette. Dès qu'elle a passé la porte, il se précipite vers le hublot et observe comme elle dépose une assiette après l'autre devant Fanny et son compagnon. Il retourne à ses fourneaux. Ne pas se trahir. Se comporter normalement. N'empêche, au dedans de lui, c'est le tumulte. Son cœur cogne, ses mains tremblent, des gouttes de sueur coulent le long de ses tempes. Il se concentre sur la mousse aux deux chocolats commandée par la table 7. Il trace des dessins sur le dessus. Son trait d'habitude si assuré est flou. La spirale a l'air souffreteuse, les points de crème ne sont pas alignés, la fraise qui devrait couronner le tout est tombée sur le côté.

 

Une comptine de son enfance lui revient en mémoire. Il chantonne dans sa tête:

"Les yeux noirs iront au purgatoire

les yeux verts iront en enfer

Les yeux bleus iront dans les cieux."

 

De quelle couleur sont les yeux de Jean-Pierre?

 

Ne pas flancher. Avoir l'air normal. Arrêter de tendre l'oreille vers la salle, de guetter un bruit de chaise renversée, un cri.

 

Arrêter aussi de spéculer. Lequel des deux est tombé sur l'assiette altérée par ses soins?Est-ce que Fanny va s'écrouler? Ou l'autre? Il a passé beaucoup de temps à choisir qui serait la victime. A supputer sa réaction à lui. Qu'est-ce qui lui apporterait le plus de satisfaction? Il a fini par s'en remettre au hasard. Le côté fataliste de sa décision lui plaît. De toute façon, il sera vengé.

 

Le temps s'est figé. Autour de lui, la cuisine bruisse de vaisselle qui s'entrechoque, de conversations, de va-et-vient entre éviers, frigos et fourneaux. José a l'impression qu'il est dans l'œil du cyclone. Une zone affreusement calme qui présage un désastre imminent. Lorsqu'un tumulte éclate enfin de l'autre côté de la porte de la cuisine, il se sent soulagé. La tension atroce qui le paralysait retombe. A la suite de son personnel, il se précipite vers la salle.

 

Le spectacle est affligeant: Jean-Pierre est tombé à la renverse et se convulse sur le sol. Fanny s'est levée et se tient devant lui, les mains de chaque côté de son visage, muette, immobile. Rémy s'est agenouillé devant l'homme qui semble respirer à grand peine; il lui desserre sa cravate et défait les boutons de sa chemise. Les autres clients ont interrompu leur repas. Ils restent assis sur leurs chaises, le regard tourné vers la scène.

 

José pense fugacement que la réputation de son restaurant risque de souffrir de l'accident. Il s'en moque. Si c'est le prix à payer, il ne le trouve pas excessif. Il reste vers la porte de la cuisine et laisse son personnel s'affairer. Quelqu'un - Sabine? un client? - a appelé les urgences. On entend bientôt une sirène qui se rapproche.

 

Jean-Pierre ne bouge plus; il semble avoir perdu connaissance. Fanny a reculé vers la cheminée. Elle lève les yeux, rencontre le regard de José. Il imagine qu'elle sait, qu'elle l'accuse déjà. Il s'applique à donner à son visage un air perplexe et peiné. Il n'est pas très bon comédien. Va-t-elle croire qu'il n'y est pour rien?

 

L'ambulance s'arrête devant la porte. La sirène s'éteint dans un sifflement qui met les nerfs à vif. Les infirmiers s'activent maintenant autour du corps aux membres toujours emmêlés dans la chaise renversée. José ne voit plus que deux dos blancs. Il regarde à nouveau Fanny. Elle se tient toujours au même endroit, toute raide, les bras le long du corps, les yeux fixés sur lui. Accusateurs? Mais non, il se fait des idées. Jean-Pierre est victime d'une crise cardiaque, d'une attaque cérébrale ou de n'importe quoi d'autre. Bon vivant, amateur de cigare, surcharge pondérale, vie sédentaire... les causes probables sont évidentes.

 

Les infirmiers ont déplié un brancard et y déposent le corps inerte de Jean-Pierre. Sans hâte. Aucune raison de courir. Aucune raison d'actionner à nouveau la sirène. Fanny les suit et monte dans l'ambulance.

 

L'atmosphère du restaurant est un peu glauque. Les clients terminent leur repas à la hâte. Personne ne s'attarde autour d'un digestif, pourtant offert par la maison. Le personnel nettoie et range la salle et la cuisine en silence. Tout le monde s'en va. Bientôt, José se retrouve seul. Il reprend la boîte de plastique et jette son contenu dans le récipient à compost de l'arrière-cour. Il lave la boîte avec grand soin avant de la jeter à la poubelle.

 

Il est tard. La rue est silencieuse. José se verse un verre d'Ermitage et s'assied à la table ronde, à la place qu'occupait Jean-Pierre. Il lève son verre et porte un toast à la figure absente en face de lui.

 

r.fournier/08.07.21013



06/10/2015
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