l'encrier de rosemarie

l'encrier de rosemarie

L'album-photo

La foule se presse aux stands de la Fête du livre de Saint-Pierre de Clages. Heures brûlantes de la mi-journée. En sueur, je déambule, feuillette, fouille dans les caisses et les cartons. J'ai déjà quelques trouvailles dans mon sac à dos et ne vais pas musarder davantage.

 

Quelqu'un me bouscule. Je me rattrape au montant d'un rayonnage qui vacille et lâche les étagères qu'il soutenait. Les livres glissent, dégringolent lentement et s'écrasent sur le sol, avec quelques petits nuages de poussière. Le vendeur accourt. Je me confonds en excuses et me baisse pour l'aider à réparer les dégâts. Je saisis un ouvrage de forme oblongue, à la reliure de cuir. Curieuse, je me redresse et l'ouvre. Un album de photos... Un vrai, avec de vieilles photos noir-blanc, aux bords dentelés. Avec quatre petits coins collés pour fixer chaque cliché. Comme ceux que ma mère garde dans l'armoire de son salon, avec toutes les photos de notre famille.

 

Je poursuis mon travail de rangement. Aussitôt terminé, je saisis l'album et l'emporte à l'écart pour l'examiner de plus près. Comment, mais comment peut-on se dessaisir d'un tel trésor? Je tourne les pages rapidement, attrapant ici et là des photos de mariage, des portraits d'enfants, des scènes de fêtes familiales.

 

Le vendeur m'en demande vingt francs. Je ne marchande pas et quitte les lieux, mon butin sous le bras. Arrivée chez moi, je vide hâtivement mon sac. Une pile de romans, bandes dessinées, livres de photographies, recueils de chansons... Je dépose avec précaution, au sommet, le beau livre d'illustrations de papillons déniché au fond d'une librairie d'occasion.

 

La seule chose qui m'importe pour l'instant, c'est l'album de photos. J'ai décidé de le prendre à petites gorgées, comme le verre de rosé que j'ai posé sur la table du salon, tout près. L'album ne comporte aucune trace écrite. Pas de commentaires, de noms, ni même de dates.

 

Il s'ouvre sur un portrait de jeune fille. Longs cheveux blonds dégringolant sur les épaules, chemisier noir ouvert au col. Les yeux plantés dans l'objectif, elle semble défier le photographe. Seize, dix-huit ans, pas plus.

 

Je la retrouve à la page suivante. C'est Noël. Elle est tout à gauche de la photo. Près d'elle, un homme âgé qui pourrait être son père. Puis une femme - sa mère? - penchée vers un adolescent boudeur. Devant eux, sur la table, des plats à foison, des bouteilles... Famille aisée sûrement. En arrière-plan, un sapin de Noël piqué de scintillements.

 

Sur la même page, une autre photo la montre accompagnée de l'adolescent. Elle le tient par les épaules. Il la regarde avec un air concentré et sérieux. Ils se ressemblent.

 

Les pages suivantes révèlent de nouvelles photos de famille. Les mêmes personnages, d'autres qui pourraient être des oncles, des cousins. L'époque? Les années cinquante, peut-être. Une deux-chevaux à l'arrière-plan, les jupes à mi-mollet, les cheveux permanentés, les hommes en costume-cravate...

 

Je tourne la page. C'est l'hiver. Elle a les pieds dans la neige et sourit à pleines dents à un jeune homme absent des pages précédentes. Un amoureux?

 

Le doute est rapidement levé. Un peu plus loin, je tombe sur une photo de mariage prise devant une église. La même jeune fille, sans aucun doute. Et l'homme de la photo précédente. Il y a foule. Des petites filles au premier plan, robes et socquettes blanches, bouquet de fleurs à la main. Des hommes en complet. Des femmes en chapeau. La mariée est en beauté, même si elle arbore une mine concentrée, un peu soucieuse, accrochée au bras de son époux tout neuf. Lui fait un peu potiche, l'air emprunté, le cheveu gominé.

 

Je m'attarde encore. Repère l'adolescent de la photo de Noël. Tout à droite, presque hors champ. A ses côtés, une ravissante jeunette en chapeau blanc et fleurs dans les cheveux. A mon avis, il devrait s'y intéresser de plus près au lieu de regarder de l'autre côté.

 

Les clichés de la noce occupent les pages suivantes. Banales et sympathiques. J'avance encore un peu. Reconnais certains personnages. En vacances, à la maison, à une fête foraine. La dernière photo où je retrouve le couple a été prise en été, à la montagne. Ils sont assis sur un rocher, devant un bouquet de jeunes sapins. Tourné vers sa femme, il a passé son bras autour de ses épaules et la regarde avec tendresse.

 

Puis, plus rien. Je feuillette l'album jusqu'à la fin, mais les pages sont vides. Que s'est-il donc passé? Mon imagination s'emballe. Je la calme: c'est certainement parce qu'il y a un autre album quelque part. Ou alors, ils sont partis vivre ailleurs, très loin. Ou encore, les autres photos sont restées en vrac dans une enveloppe, sans que quelqu'un prenne la peine de les coller dans l'album. Comme les miennes...

 

A la toute dernière page, en bas à droite, je remarque un petit auto-collant qui m'avait échappé. Je déchiffre des lettres usées:

 

M. et Mme Albert Dalbien

Rue des Longs-Champs 32

Sion

 

Une recherche sur internet ne m'apprend pas grand-chose. Le nom semble éteint. Ou alors les Dalbien sont des personnes très discrètes qui ont réussi à éviter le monde virtuel. Dans les jours qui suivent, je mobilise mes ressources: la salle de lecture de la bibliothèque, un ami généalogiste, les archives du canton...

 

Je m'arrête parfois au milieu d'un dossier en me demandant pourquoi diable je perds mon temps à vouloir élucider ce que j'appelle maintenant le mystère de l'album photo. Il y a mille bonnes raisons pour que la moitié de cet album soit resté vide. Je suis sur le point d'abandonner quand une nouvelle idée me vient: le libraire du stand de livres d'occasion... Il doit savoir d'où vient cet album.

 

Me voilà pendue au téléphone, à contacter l'organisatrice de la Fête du livre, puis un libraire d'occasion, un autre... Jusqu'à finalement retrouver celui qui m'avait vendu l'album. Il se souvenait très bien de la personne qui avait fait tomber ses étagères en août dernier et était d'accord de me rencontrer.

 

Mon album sous le bras, je pousse la porte d'une minuscule librairie, cachée dans un recoin de la vieille ville. Interdite, je fais trois pas et m'arrête. L'amoncellement d'étagères gavées de livres m'empêche d'aller plus loin. Je reconnais le propriétaire des lieux qui se matérialise soudain devant moi, sans que je comprenne très bien d'où il sort. Je réprime un rire nerveux en imaginant qu'il a glissé des pages d'un de ses livres.

 

Je pose l'album sur une pile de revues et l'ouvre à la dernière page. Lunettes sur le nez et cheveux en bataille, le libraire examine l'étiquette.

- Oui, oui, je me souviens. Je suis allé vider une bibliothèque à la mort de quelqu'un, sur demande de son fils. Oui, oui, c'était l'an dernier et... attendez!

Le voilà qui plonge entre ses étagères en marmonnant.

- Mon registre, où est-ce que j'ai rangé mon registre?

Le temps de m'inquiéter sur le sort dudit registre et le voilà qui revient, brandissant un gros carnet noir.

- Voilà! J'y suis. C'était en février dernier. Une vieille maison sur le coteau. Dans les vignes. Oui, oui, voilà la liste. Pas grand-chose d'intéressant. Des auteurs que plus personne ne lit... Un album de photographies... C'est bien ça!

- Un seul album?

- Oui, oui, un seul. Mais... pourquoi? Vous connaissez ces personnes?

 

Je lui montre les clichés et explique toute l'histoire.

- Je sais, c'est absurde, mais je me suis prise d'intérêt pour ces inconnus et...

- Hé! Mais c'est diablement intéressant! Je suis tout aussi intrigué que vous. On y va?

 

Ahurie, je me demande où il veut aller. Il m'amuse, avec ses tics de langage, ses cheveux rebelles et la vivacité de sa pensée et de ses attitudes. Il a repris son carnet.

- Voilà, j'ai retrouvé les coordonnées du fils Dalbien. S'il est d'accord de nous recevoir, on peut y aller tout de suite.

Il n'attend pas ma réponse, compose le numéro sur son téléphone. Je l'entends expliquer qu'il a retrouvé une édition originale rare dans le lot de livres récupérés et, peut-il passer maintenant?

 

A voir son sourire en raccrochant, la réponse est positive. Il monte sur un escabeau et saisit un livre à la couverture blanche.

- Voilà qui devrait faire l'affaire. C'est bien une édition originale, mais elle n'est pas très bien cotée. Je peux m'en passer. Venez!

- Vous êtes sûr? Ça vous arrive souvent de vous lancer comme ça, tête baissée, sans savoir où vous allez mettre les pieds?

- Je mène une vie tellement tranquille que je saute sur la moindre occasion d'y mettre un peu de piment. Allez, allez, on y va!

 

Nous prenons sa voiture et parcourons les quelques kilomètres qui nous amènent devant une vieille maison de pierre que je reconnais tout de suite. Elle figure en arrière-plan sur plusieurs photos de l'album.

 

Je reconnais aussi la personne qui nous ouvre la porte. C'est bien l'adolescent des photographies. Le cheveu rare, les traits marqués par l'âge, mais la même expression légèrement renfrognée, les mêmes yeux clairs.

 

Le libraire me présente comme son assistante et lui offre l'édition originale qu'il tient en main.

- Tenez, je ne veux pas profiter de la situation. Ce livre a une certaine valeur, vous devriez en tirer un bon prix. Et puis, j'ai autre chose. Cet album se trouvait dans l'un des cartons. Peut-être souhaitez-vous le récupérer?

L'homme ne regarde même pas l'objet qu'on lui tend.

- Non, gardez-le. Il n'a aucun intérêt pour moi.

 

Je toussote pour attirer son attention.

- Si vous permettez... Je l'ai examiné attentivement et je suis un peu curieuse. J'ai remarqué la jeune femme de la première page. Votre sœur?

- Ma sœur, oui.

Il a prononcé ces mots d'une manière tellement froide que je n'ose insister. Mon libraire n'a pas les mêmes scrupules. Il dit:

- C'est bizarre, cet album à moitié rempli. Il devrait y avoir d'autres photos, non?

 

Son interlocuteur fait comme s'il n'avait rien entendu.

- Je vous remercie de m'avoir ramené cette édition. Je vous prie de m'excuser, mais j'ai du travail. Merci encore et bonne suite de journée à vous.

 

Impossible de nous attarder. Nous prenons congé. Dans la voiture, les spéculations vont bon train. La jeune femme est peut-être décédée? Oui, mais alors, pourquoi ne pas nous le dire, tout simplement? Ou alors, elle est partie, elle a quitté son mari pour un autre homme? Et lui s'est suicidé de chagrin? Ou alors, elle l'a assassiné? Elle est peut-être encore en prison à l'heure qu'il est? Ou bien c'est lui?

 

Nos folles hypothèses nous font rire. De retour à la librairie, piqués au jeu, nous décidons de ne pas en rester là. Nous nous partageons l'enquête. Nous avons plus ou moins déterminé une période qui nous semble plausible. A lui les contacts avec des historiens, libraires et autres brocanteurs... A moi la consultation des journaux de l'époque, y compris les avis mortuaires.

 

Les jours, puis les semaines s'écoulent. Nos recherches restent infructueuses. Les Dalbien ressemblent de plus en plus à une famille fantôme. Je voudrais abandonner cette quête inutile, mais mon libraire s'obstine. Il a la curiosité chevillée au corps et la ténacité d'un pit-bull. Alors que je cherche mollement une piste, son enthousiasme ne faiblit pas.

 

Un soir, alors que je suis déjà couchée, mon téléphone sonne. C'est lui.

- Désolé de vous déranger à cette heure, mais je crois que je tiens quelque chose!

Ensommeillée, je murmure que je suis tout ouïe.

- Voilà! J'ai retrouvé une cousine de notre femme mystérieuse. J'ai rendez-vous avec elle samedi matin. Vous venez avec moi, bien sûr.

Ce n'est pas une question et je n'ai pas loisir de lui expliquer que mon programme de samedi ne prévoit pas la visite d'un membre de la famille Dalbien.

 

A l'heure dite, nous nous retrouvons donc devant la librairie et partons pour la ville voisine. En chemin, j'ai droit à quelques explications.

- C'est un vieil ami à moi, passionné de généalogie, qui m'a mis sur la piste. Il m'a dit que les Dalbien étaient apparentés aux Gorniat, une famille dont il ne reste plus grand-monde non plus. Après, il suffisait de prendre le bottin de téléphone. C'est comme ça que j'ai trouvé Mademoiselle Amélie Gorniat. Quand je l'ai appelée, j'ai dû insister, mais elle a fini par accepter de nous rencontrer.

 

La femme qui nous ouvre sa porte est toute petite. Visage ratatiné par l'âge, lunettes aux verres épais, cheveux blancs crêpés à la mode des années 60. Elle nous invite à entrer avec un geste lent et une tout petite voix.

Son intérieur a le même âge qu'elle. Nous nous asseyons dans de vieux fauteuils en velours décorés de napperons de dentelle. Elle insiste pour nous servir du café et des biscuits.

 

J'ai apporté l'album et le pose devant elle, sur la table basse. Le libraire lui explique la raison de notre visite. Il termine en disant:

- Vous trouverez peut-être notre curiosité déplacée, mais nous nous sommes tous deux pris d'amitié pour cette jeune femme. Et nous voudrions bien savoir ce qu'elle est devenue.

 

La vieille dame feuillette l'album sans mot dire. Elle tourne chaque page très lentement. S'arrête sur la photo de mariage devant l'église.

- Vous voyez, là, c'est moi, tout derrière. J'avais acheté ce chapeau exprès pour l'occasion.

Elle soupire, passe quelques pages, s'attarde ici et là, chuchote des commentaires que nous avons peine à comprendre. Elle referme enfin l'album avec un mouvement doux. Relevant la tête, elle nous regarde, l'air chagrin.

- Si je vous dis ce que vous voulez savoir, seriez-vous d'accord de me laisser ces photos? Je connais la plupart des personnes qui s'y trouvent et je n'aime pas l'idée que cet album sorte de la famille.

Je lui affirme que, oui, bien sûr, elle peut le garder. Il lui appartient.

 

Alors, elle recule dans son fauteuil, appuie sa tête sur le dossier. Et raconte.

- Jean-Paul, c'est mon cousin. C'est chez lui que vous avez trouvé cet album de photos. C'était le frère de Madeleine. Oui, elle s'appellait Madeleine, cette jeune fille, ma cousine, qui vous intrigue tellement. Elle était si jolie! Et si intelligente! Quand elle a rencontré Gabriel, nous étions tous enchantés. Un beau parti, ah oui! Ils étaient vraiment faits l'un pour l'autre, comme on dit.

 

Elle s'arrête pour boire une gorgée de café, grignote distraitement un biscuit. Reprend.

- Quand la tragédie est arrivée, personne ne voulait y croire. La fatalité...

 

Elle se tait encore. Tête baissée, elle passe ses doigts sur l'album qu'elle a gardé sur ses genoux.

- C'est arrivé en juillet. Ils étaient mariés depuis deux mois. Gabriel voyageait pour ses affaires et elle était venue passer quelques jours au chalet, chez ses parents. Quand un policier est venu les voir pour leur apprendre la mort de Gabriel dans un accident de voiture, la terre s'est arrêtée de tourner pour Madeleine. On a dû l'interner en hôpital psychiatrique. Elle a vivoté là quelque mois et puis, un jour, elle a réussi à fausser compagnie à son infirmière et a couru se jeter sous le train.

 

Elle redresse la tête et nous regarde, la mine triste et fatiguée.

Ses parents et son frère ne s'en sont jamais remis. Je pense que c'est pour ça que Jean-Paul a voulu se débarrasser de ces photos à la mort de ses parents. Voilà, c'est tout. Maintenant, je vous demande de partir, je crois que j'aimerais bien être seule.

 

rf/22.09.2014



07/10/2015
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